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DEZA
Texte: Zélie SchallerEdition: 02/2023

Depuis plusieurs décennies, la région des Grands Lacs africains est en proie à des conflits très meurtriers. Les femmes paient un lourd tribut: les horreurs qui leur sont affligées restent bien souvent innommables. Mais elles se relèvent, s’entraident et s’engagent en faveur de la paix. Rencontres en République démocratique du Congo, au Burundi et au Rwanda.

Fière d’être debout: la Congolaise Joséphine chante avec beaucoup d’émotion la joie retrouvée, après les douloureuses épreuves endurées. © Zélie Schaller
Fière d’être debout: la Congolaise Joséphine chante avec beaucoup d’émotion la joie retrouvée, après les douloureuses épreuves endurées. © Zélie Schaller

Couvertes d’une riche végétation, les collines sinueuses s’étendent à perte de vue, à quelque 1700 mètres d’altitude. Un paysage imposant. Comme le sont toutes ces femmes, dans la région des Grands Lacs africains, qui forcent l’admiration. Dans une petite maison de briques, nichée au milieu des bananiers et du maïs, Joséphine* se lève. Et chante avec beaucoup d’émotion: «Aujourd’hui, je m’accepte. Je suis invincible et j’ai retrouvé la joie. Tous ceux qui m’ont abandonnée se sentent ridicules et honteux lorsqu’ils me voient si courageuse.»

À quelques kilomètres de Walungu, chef-lieu du territoire rural éponyme, aux confins du Sud-Kivu en République démocratique du Congo (RDC), Joséphine et une vingtaine d’autres femmes sont réunies cet après-midi-là autour d’une table sur laquelle sont amassés papiers et cahiers. Elles terminent leur réunion. Victimes de violences sexuelles graves, elles ont transcendé leurs blessures pour en faire une force: elles défendent les droits des femmes et œuvrent en faveur de la paix.

Après une aide médicale, psychosociale et juridique, le Réseau des femmes pour les droits et la paix (RFDP), soutenu par la DDC, leur a dispensé des cours d’alphabétisation, des notions de base en matière de droits fondamentaux ainsi qu’une formation en leadership. «Je peux maintenant lire les affiches électorales: on ne peut plus me tromper!», lance Joséphine.

«Après tout l’appui reçu, nous sommes debout et nous nous entraidons», dit Célestine. Regroupées en mutuelles de solidarité, appelées MUSO, les survivantes épargnent collectivement pour octroyer des crédits à chacune, leur permettant de développer leur petit commerce et d’étoffer ainsi leurs revenus. «Alors que je ne ressentais plus mon corps et que j’avais perdu toute valeur humaine, la MUSO m’a rendu celle-ci», déclare Célestine.

Engagées également à travers des Comités d’alerte pour la paix, ces femmes se tiennent à disposition d’autres victimes dans une maison d’écoute. Elles les accompagnent dans les structures de soins et rapportent les cas de viols et d’enlèvements auprès des leaders communautaires. Pour dénoncer l’auteur de l’agression et avertir le grand public, elles produisent des affiches et lancent l’alerte sur les réseaux sociaux. Une enquête est alors ouverte.

Une guerre sans fin

Dans l’est de la RDC, le corps des femmes se révèle être un champ de bataille depuis plus de vingt-cinq ans. Lors des deux guerres qu’a connues le gigantesque pays entre 1996 et 2003, les viols se sont avérés massifs et répétés. Des exactions qui demeurent récurrentes en Ituri, ainsi qu’au Nord- et Sud-Kivu. Cette zone frontalière avec le Burundi, l’Ouganda et le Rwanda est le théâtre de conflits entre de multiples factions: armée régulière, milices soutenues par tel ou tel pays, mouvements séparatistes, bandes sous contrôle de seigneurs de guerre locaux. Plus d’une centaine de groupes armés s’y affrontent pour contrôler une partie du territoire et exploiter ses richesses minières. Chaque colline subit son lot d’horreurs: viols, mais aussi enlèvements, assassinats et pillages de biens.

L’hôpital de Panzi à Bukavu, en RDC, est spécialisé dans le traitement des survivantes de violences. La grande majorité des patientes ont été victimes d’abus sexuels.  © Zélie Schaller
L’hôpital de Panzi à Bukavu, en RDC, est spécialisé dans le traitement des survivantes de violences. La grande majorité des patientes ont été victimes d’abus sexuels. © Zélie Schaller

Fin 2021, le M23 (Mouvement du 23 mars), ancienne rébellion tutsi congolaise, a repris les armes. En novembre dernier, un massacre a coûté la vie à plus de 170 personnes. Kinshasa accuse le Rwanda de soutenir les insurgés. Kigali réfute, alors que des experts mandatés par les Nations Unies affirment avoir collecté des «preuves substantielles» démontrant «l’intervention directe des Forces de défense rwandaises (RDF) sur le territoire de la RDC». De leur côté, les Forces armées de la RDC (FARDC) soutiennent et collaborent avec des groupes armés. Il s’agit également d’une violation du régime des sanctions mis en place par les Nations Unies. Un cessez-le-feu a été décrété, mais les attaques se poursuivent au Nord-Kivu.

Des vagins détruits

Loin des collines et des routes cahoteuses, sur les hauteurs de Bukavu, capitale du Sud-Kivu séparée du Rwanda par le lac Kivu et la rivière Ruzizi, tout paraît calme. Pourtant, l’extrême violence des conflits armés à répétition est bien réelle. Chaque semaine, des femmes et des filles mutilées viennent trouver refuge dans cette enclave de paix: l’hôpital de Panzi, institution fondée en 1999 et dirigée par Denis Mukwege. Le chirurgien gynécologique congolais alerte depuis plus de vingt ans sur les atrocités perpétrées dans sa région natale: un combat qui lui a valu le prix Nobel de la paix en 2018. Nous n’avons pas eu le privilège de le rencontrer, puisqu’il se trouvait à l’étranger lors de notre visite.

L’hôpital comprend une aile dédiée aux victimes de violences sexuelles et/ou de pathologies gynécologiques graves: une quarantaine de femmes et de filles y sont opérées chaque semaine. Le gynécologue-obstétricien Kenny Raha a «réparé» il y a peu une enfant de trois ans avec le professeur Denis Mukwege. Des fillettes de quelques mois aux femmes de 80 ans, nulle génération n’échappe à la terreur. Les dommages physiques au niveau du rectum, de la vessie, du périnée et, bien sûr, du vagin sont lourds. «Récemment, une femme avait des balles d’arme à feu dans son vagin. Il est possible de perdre l’appareil génital», fait savoir le médecin.

Outre les traumatismes physiques, la transmission du VIH/sida, une grossesse non désirée et des complications graves en termes de santé reproductive constituent d’autres conséquences possibles. Sans compter les troubles psychologiques: peurs, cauchemars et douleurs corporelles psychosomatiques notamment. «Le viol constitue une effraction du corps qui touche directement au moi, une mise à mort identitaire, une souillure perpétuelle. D’où la dépression et la dissociation des survivantes à force d’être confrontées à leur propre corps. Ce dernier est cristallisé, car il ne mérite plus ce qu’il est», indique Samuel Musisiva, psychologue clinicien et chercheur au Centre d’Excellence Denis Mukwege (CEDM) dédié à la recherche sur les conditions des femmes. 

«Des bombes à retardement»

En RDC, des milliers d’enfants nés du viol sont rejetés par la fratrie et la communauté. Le traumatisme est incessant: «On leur rappelle constamment qu’ils sont issus d’un viol. La communauté doit comprendre qu’ils n’ont pas choisi de naître dans ces conditions», explique Cécilia Agino Foussiakda, du Centre d’Excellence Denis Mukwege. Fragilisés, ils deviennent des proies faciles: «Ils sont à leur tour violés ou rejoignent des bandes criminelles. La majorité sont devenus des délinquants et les ennemis passent par eux pour envahir les villages. Ce sont des bombes à retardement», déplore la jeune Congolaise. En outre, ces enfants rendent la réintégration sociale de leurs mères difficile. Les garçons sont considérés comme un danger potentiel associé à leurs pères biologiques. Les filles, en revanche, semblent mieux acceptées, pouvant accomplir les tâches ménagères. De plus, à travers leur mariage, leur beau-père bénéficiera d’une dot, indique Cécilia Agino Foussiakda.

Honte et culpabilité

Les victimes se sentent honteuses et coupables. Stigmatisées, elles sont rejetées par leur famille et la communauté. Lesquelles sont blessées également. «Le viol de guerre constitue une arme puissante de destruction de l’intérieur des populations locales», souligne Cécilia Agino Foussiakda, chercheuse au CEDM. «Il a lieu dans les champs et la forêt alors que les femmes vaquent à leurs activités traditionnelles. Ou plus souvent encore, il est commis au domicile, sous les yeux des enfants et du mari», relate la jeune Congolaise. Le chef de famille, qui n’a pu protéger sa femme, ressent une impuissance et perd son honneur: «Il ne se sent plus homme. Neutralisé, il n’est plus capable de mener la guerre. C’est une stratégie consciente», pointe-t-elle.

Or, les agresseurs ne sont plus seulement des combattants poursuivant une stratégie. Ce sont également des civils: la fillette opérée par le docteur Kenny Raha a été violée par un «ami» de la famille. «Les violences sexuelles ont contaminé la société. Il y a comme un continuum: on perpétue les mauvaises habitudes», soupire le Congolais.

Bâtisseuses et bâtisseurs de paix

Ce Cercle de paix étudie la transformation du manioc de manière à augmenter la sécurité alimentaire.  © Zélie Schaller
Ce Cercle de paix étudie la transformation du manioc de manière à augmenter la sécurité alimentaire. © Zélie Schaller

Non loin de Gitega, capitale politique du Burundi, des leaders de la colline Mwendo (commune de Kayanza) sont réunis toute une semaine en «Cercle de paix». Offert dans le monde entier, ce programme encourage femmes et hommes à contribuer à la paix au sein de leur communauté. Des temps de réflexion personnels et des exercices interactifs sont proposés. Ce matin-là, Rachel, l’animatrice, demande aux participantes et participants: «Qu’est-ce qui détruit la paix?» Aussitôt, les réponses fusent: la pauvreté, les fausses accusations, la drogue, les viols sur les mineures, le manque de terres, la corruption. «Et vous-même avez-vous détruit la paix?», interroge l’animatrice. Les personnes écrivent deux réponses sur un morceau de papier de toilette qu’elles jettent ensuite à la poubelle. Tout un symbole. «Et qu’est-ce qui peut contribuer à la paix sur la colline?», poursuit Rachel. L’altruisme, l’écoute, le dialogue, le pardon, le respect et la production de nourriture pour toutes et tous, répond le groupe. Justement, pour que chacune/chacun puisse manger à sa faim, Angelo Barampama montre ensuite dans le jardin comment produire et transformer le manioc de manière efficace. Lui et son épouse, Daphrose Ntarataze Barampama, organisent des Cercles de paix depuis 2012 dans leur pays natal, alors qu’ils ont vécu longtemps en Suisse auparavant. Le couple, vêtu de violet – couleur des mouvements féministes –, observe des changements positifs: un meilleur vivre ensemble, une solidarité qui dépasse les appartenances ethniques et politiques ainsi que la constitution de coopératives. Chaque groupe développe un projet de cohésion sociale et/ou une activité génératrice de revenu.

Vulnérabilité collective

Dans la région des Grands Lacs africains, les décennies de conflits ont décimé les familles, détruit le tissu social, les normes et les valeurs. «Les communautés vivent toujours avec de profondes blessures entraînant de la violence, note Béatrice Barandereka, psychologue du centre burundais SERUKA, qui vient en aide aux victimes de viol. Ces comportements s’expliquent aussi par le patriarcat, qui dévalorise les femmes.» Celles-ci doivent rester à la maison pour s’occuper des enfants et entretenir la maison. Elles sont systématiquement discriminées dans toutes les sphères de la vie. Les inégalités commencent dès le plus jeune âge: les familles privilégient la scolarisation des garçons plutôt que celle des filles.

Survivante de violences conjugales, Anita s’est peu à peu reconstruite et est devenue un exemple de changement sur la colline de Gahaga, au nord-ouest du Burundi. © Zélie Schaller
Survivante de violences conjugales, Anita s’est peu à peu reconstruite et est devenue un exemple de changement sur la colline de Gahaga, au nord-ouest du Burundi. © Zélie Schaller

La précarité des filles est largement perceptible au Burundi et au Rwanda où les viols sur des mineures prennent de l’ampleur, avec pour corollaire des grossesses non désirées. Et la violence dans les familles est élevée. Anita, Burundaise de 37 ans, l’a vécue avec son mari. «Je pleurais sans cesse, je ne me lavais plus, ne me coiffais plus», confie-t-elle. La mère de quatre enfants a pris part aux ateliers de guérison communautaire mis en place dans le cadre du vaste programme psychosocial régional de la DDC (voir article): «Ils ont été pour moi comme un médicament. Quand j’ai remarqué que le médicament me guérissait, j’ai compris qu’il fallait guérir le problème.» Aussi anime-t-elle à son tour des ateliers: elle est devenue une personne-ressource, à l’image de nombreuses femmes devenues des modèles, des exemples de changement sur la verte colline de Gahaga, au nord-ouest du Burundi.

Les femmes comme moteur de changement

Grâce à leur travail, la colline s’est même vu récemment récompensée. L’ONG Care international et le gouvernement burundais, qui ont lancé un concours intitulé «La colline où il fait bon vivre», leur ont remis le deuxième prix. Avec à la clé une moto, à la demande de la communauté, pour transporter les victimes de viol à l’hôpital.

L’administrateur de la colline, Euphrem Ndikumasabo, observe des changements notables: «La communauté s’est apaisée. Auparavant tabou, le viol était caché. Désormais, les gens expriment de la compassion envers la victime et savent comment la prendre en charge. Un cas est l’affaire de toutes et tous.» Parce qu’«il ne faut pas se taire devant les violences», comme il est écrit au dos du T-shirt orange de Philomène. La Rwandaise de 48 ans, qui vit à Kankuba, à une dizaine de kilomètres de Kigali, participait en novembre dernier aux 16 Jours d’activisme contre la violence basée sur le genre. Philomène est devenue une facilitatrice: elle identifie dans son village les femmes victimes de violences et les convainc de prendre part aux ateliers de guérison qu’elle a elle-même suivis.

Lors du génocide qui a ensanglanté son pays en 1994, on l’a battue et violée; une grande partie de sa famille a été tuée. Réfugiée en RDC, elle s’est mariée à un Rwandais, qui a été condamné par la suite pour crime de génocide. «J’ai été contrainte de payer tout ce que mon mari devait. Il ne me restait plus rien pour mes enfants. J’étais folle, complètement déprimée. Je pensais que ma vie était finie. Au début des ateliers, je n’arrivais pas à partager mon histoire. Puis j’ai pris confiance et même pu pardonner à mon bourreau que j’ai visité en prison. Il m’a demandé le pardon également, ce que j’ai accepté. Si les gens ne se pardonnent pas, la guerre peut de nouveau éclater demain. On m’a aidée, relève-t-elle. Je veux désormais aider.» Sa «mission: sensibiliser les communautés à toutes les violences».

Dans la région des Grands Lacs, ce sont les femmes qui entament la réconciliation et transcendent les divisions. «Plus fédératrices, elles sont les moteurs du changement. Mais, alors qu’elles portent la société et l’économie, elles ne sont pas intégrées dans les processus décisionnels, commente Boris Maver, chef du Bureau de coopération suisse au Burundi. Les hommes doivent comprendre le rôle qu’elles peuvent jouer.» En attendant, elles ne baissent pas les bras. Partager leur histoire avec d’autres victimes leur donne de la force. Elles se serrent les coudes et œuvrent à la paix.

* Pour préserver un minimum d’anonymat, seuls les prénoms des survivantes sont publiés.

«Les femmes ont intérêt à la paix, et non à la guerre»

Dans la région des Grands Lacs africains, les femmes marchent vers la réconciliation. Pourquoi elles et pas les hommes?

Les femmes ont intérêt à la paix, et non à la guerre. Durant un conflit, elles errent seules avec leurs enfants et courent le risque d’être violées. Aussi cherchent-elles toujours l’harmonie. Regroupées en associations, elles tissent des amitiés, promeuvent le dialogue et disent non à la violence et aux préjugés. Leur cœur est plus sensible, mais elles sont plus fortes et plus endurantes. Elles tiennent toujours bon: ce sont des combattantes.

Quelle influence peuvent-elles exercer?

Parce qu’elles sont aux côtés des enfants, elles ont beaucoup de pouvoir. Les enfants écoutent leur maman, la prennent au sérieux. Ces mères doivent leur dire: «Plus jamais ça! Nous devons éviter les divisions et la guerre, vivre comme des frères et sœurs.» Très présentes dans les communautés, elles jouent un grand rôle également en suscitant la bienveillance.

Quelles sont les clés de la paix?

L’éducation: éduquer une femme, c’est éduquer une nation. Elle peut éduquer ensuite les enfants et les hommes. La communication dans les couples est importante également. Et, bien sûr, de manière générale, il ne faut pas attiser la haine.

© Zélie Schaller
© Zélie Schaller

CHRISTINE NTAHE, ancienne journaliste à la Radio Télévision Nationale du Burundi (RTNB), est certes à la retraite, mais toujours très active. Chaque jour, des enfants des rues viennent déjeuner chez elle, à la périphérie de Bujumbura: ils sont environ 80 la semaine, 200 le dimanche. Les enfants l’appellent «Maman Dimanche». Ce sont des aînées qui préparent le repas la veille. En 2018, Christine Ntahe a publié un recueil de témoignages sur des pionnières de la paix au Burundi, intituléElles, un hommage aux oubliées. Un documentaire avec la même trame vient de sortir.

Région des Grands Lacs africains

Burundi
Superficie: 27'854km²
Capitale politique: Gitega / Capitale économique: Bujumbura
Population: 12,55 millions
Langues: français, kirundi

République démocratique du Congo (RDC)
Superficie: 2'344'860km²
Capitale: Kinshasa
Population: 108,4 millions
Langues: français, kituba, lingala, swahili, tshiluba

Rwanda
Superficie: 26'338km²
Capitale: Kigali
Population: 13,46 millions
Langues: kinyarwanda, anglais, français, swahili

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