Quelque soixante ans après la création de la coopération internationale de la Suisse, Ignazio Cassis, chef du DFAE, plaide en faveur d’un plus grand optimisme et rappelle que l’humanité n’a jamais connu d’époque aussi sûre et prospère que la nôtre. La décarbonisation et la numérisation sont les deux grands défis dont dépend son avenir.
Cette année-là, Youri Gagarine effectuait le premier vol habité en orbite, Berlin était partagée en deux par un mur et les Beatles donnaient leur premier concert. Nous sommes tous les enfants de cette époque, celle de la reconstruction après le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, avec ses 50 millions de morts et la destruction d’innombrables infrastructures. Une époque que l’économiste Jean Fourastié a appelée les «Trente Glorieuses». Une étiquette peut-être pompeuse, mais justifiée. Avec une croissance économique incroyable dépassant 4%, le chômage n’était plus qu’un souvenir et l’avenir promettait de donner forme aux rêves les plus fous, de la conquête spatiale à la victoire sur la pauvreté et la faim dans le monde. Tant Ignazio Cassis que la coopération au développement sont les produits de cette époque, où tout semblait possible. Du moins jusqu’en 1973, lorsqu’éclata la première crise pétrolière.
Le premier choc pétrolier a été suivi d’un retour progressif au principe de réalité. La forte croissance économique avait conduit à la révolution de 1968, qui remettait en question tout un système de valeurs. J’ai vécu cette époque comme étudiant, d’abord au lycée, à Lugano (TI), puis à l’Université de Zurich. Il s’agissait de redéfinir le monde, un peu comme aujourd’hui. Les questions les plus brûlantes étaient celles de la drogue, puis du sida, mais il y avait aussi un besoin croissant de réalisation de soi. On commençait également à comprendre que les ressources n’étaient pas inépuisables et qu’il fallait mettre dans la balance, comme contrepoids au bien-être, l’écologie et le développement durable, deux notions qui nous accompagnent toujours. Le paternalisme cédait la place à l’autodétermination, rendue possible notamment par la révolution technologique et la richesse. Les premiers ordinateurs faisaient leur apparition, marquant le début du numérique. La révolution informatique des années 1990 allait effacer les notions d’espace et de temps, et entraîner la mondialisation. Entre-temps, j’étais devenu médecin, mais je m’intéressais de plus en plus aux questions touchant à la collectivité, au point de m’engager en politique. Nous laissions alors derrière nous des valeurs traditionnelles comme la modestie et l’ardeur au travail, leur préférant un mode de vie plus hédoniste, ainsi que la réalisation de soi. Peu à peu, je percevais mieux les défis de notre «civilisation». La lecture de la réalité depuis l’observatoire privilégié du monde que j’occupe en tant que chef du DFAE a ensuite élargi et accéléré ma compréhension des phénomènes collectifs.
Chaque projet raconte des histoires d’hommes et de femmes, faites de partage, d’expériences et de collaboration avec des partenaires sur le terrain. Je me dois cependant d’en faire une double lecture: d’un côté, sur le plan humain, je suis porté à faire l’éloge des valeurs de solidarité et de charité chrétienne qu’expriment ces projets; de l’autre, sur le plan de l’analyse, je suis poussé à poser des questions, fussent-elles dérangeantes. L’esprit missionnaire hérité des Trente Glorieuses et reposant sur le modèle de développement occidental ne nous dispense pas de suivre une approche rigoureuse. Ce que nous effectuons est-il juste? Et le faisons-nous bien?
Sur le terrain, je fais la connaissance de nos collaborateurs et collaboratrices ainsi que de leurs partenaires et je vois comment ils travaillent. J’ai du plaisir à discuter avec eux pour comprendre leur état d’esprit, leur logique, leur métier. Je me rends compte des activités en cours et du savoir-faire requis. De retour à Berne, ces images me restent en tête et je mets des visages sur les documents qui arrivent sur mon bureau. De plus, ces images sont parlantes et montrent aux contribuables suisses comment l’argent est dépensé. Sans cela, nous ne pourrions pas mener notre action à bien.
Certainement. Une perception favorable de la Suisse dans le monde a un fort impact positif sur notre sécurité, notre prospérité et notre bonheur. Créer des emplois avec des partenaires du secteur privé, par exemple, permet à la population locale, en particulier aux familles, de pourvoir à leurs besoins essentiels. C’est le début de la liberté.
Ce débat traverse non seulement l’Occident, mais le monde entier. Quel type d’organisation sociale voulons-nous? Une démocratie ou une autocratie? Le capitalisme ou le communisme? Ou quelle nouvelle forme d’organisation? Quel est le modèle à même de garantir à chaque individu sécurité, liberté et prospérité, qui sont les raisons d’être de la Confédération selon l’article 2 de la Constitution? Qu’en sera-t-il de ce modèle dans un siècle? Beaucoup de questions, mais peu de réponses. Comme à chaque époque! Avec l’Agenda 2030, les Nations Unies ont tracé la voie à suivre pour faire face aux difficultés, une voie qui peut s’intégrer dans divers modèles de développement.
La diversité et l’innovation. La diversité, parce qu’elle a caractérisé toute ma vie de citoyen d’une région linguistique minoritaire. L’innovation, car elle éveille ma curiosité et qu’elle est à l’origine de ma formation de médecin.
La diversité est à la base même de notre action. Comprendre et accepter l’autre sont fondamentaux pour agir de manière constructive et instaurer le dialogue. On parle beaucoup d’«inclusion» aujourd’hui. Quant à l’innovation, c’est ce à quoi la coopération internationale aspire depuis des années, et la DDC y est très attentive. Il suffit de penser aux partenariats Tech4Good, qui exploitent les technologies numériques pour réduire la pauvreté et soutenir le développement durable. Cette année sera donc l’occasion pour la coopération internationale de mieux intégrer encore ces deux dimensions dans ses activités quotidiennes.
J’y compte bien. Mais comme chacun sait: «Il est difficile de faire des prédictions, surtout quand elles concernent l’avenir!» Bon mot mis à part, même s’il est difficile de prédire l’avenir, nous pouvons le préparer. Des projets comme le Geneva Science and Diplomacy Anticipator et l’International Cooperation Forum Switzerland vont dans cette direction, en appelant tous les acteurs et actrices de la société à anticiper les défis et les opportunités à venir, grâce en particulier aux nouvelles technologies.
Je pense que les mégatendances qui marqueront la planète de leur empreinte ces deux prochaines décennies sont la décarbonisation et le numérique. La résolution des autres problèmes que vous avez mentionnés dépendra de la bonne ou mauvaise gestion de ces deux révolutions.
Les droits humains et leur définition sont le résultat d’une évolution sociale continue, du siècle des Lumières à nos jours. Ils continueront donc à évoluer et à s’adapter en fonction des besoins exprimés par les individus et les collectivités. L’effort de la communauté internationale doit viser à les renforcer là où ils s’affaiblissent. La Suisse est depuis toujours à l’avant-garde de cet effort et le restera, grâce notamment aux nouvelles lignes directrices du DFAE. De plus, menant également cet effort en ligne – autrement dit, dans le cyberespace –, nous avons intensifié les travaux en cours dans ce domaine, surtout au sein de la Genève internationale.
Le monde occidental souffre aujourd’hui d’un certain obscurantisme, auquel l’abattement dû à la crise du COVID-19 n’est peut-être pas complètement étranger. Nous percevons un discours collectif aux accents de fin du monde. Je dirais que nous sommes aveuglés par le court terme. Je pense, au contraire, que l’humanité n’a jamais connu d’époque aussi sûre et prospère que la nôtre. Il reste bien sûr beaucoup à faire, mais de nombreux défis ont été surmontés dans le passé et de nombreux autres le seront à l’avenir, force est de le reconnaître. C’est dans cet état d’esprit que j’envisage l’avenir de la coopération internationale.
C’est certainement le rêve de la majorité de la population mondiale. Et c’est aussi le mien: un monde où le développement aura eu le succès escompté sur tous les continents, où il n’y aura plus besoin d’aide et où les échanges économiques, académiques, culturels et sociaux seront réglés dans des accords de collaboration mutuelle.