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DEZA
Texte: Sarah MerschEdition: 01/2021

La Tunisie a connu des changements politiques et sociaux depuis la révolution de 2011. Des initiatives civiles soutiennent les migrants ainsi que les minorités sexuelles. Mais la crise économique, exacerbée par la pandémie de Covid-19, freine les espoirs.

La société tunisienne se compose d’un mélange d’ethnies. Les Berbères côtoient une population aux ancêtres arabes, andalous, turcs, italiens, maltais ou d’Afrique subsaharienne.        © Augustin Le Gall/Haytham-REA/laif
La société tunisienne se compose d’un mélange d’ethnies. Les Berbères côtoient une population aux ancêtres arabes, andalous, turcs, italiens, maltais ou d’Afrique subsaharienne. © Augustin Le Gall/Haytham-REA/laif

«Quand on m’insulte dans la rue, ça ne me gêne pas particulièrement. C’est bien la preuve que les gens savent que nous existons dans le même espace public qu’eux.» Cette assurance, Ali Bousselmi l’a acquise de haute lutte au fil des dernières années. Peu de temps après la révolution de 2011, il a créé un premier magazine gay en ligne – sous un pseudonyme à l’époque. Il y a longtemps que le site a été bloqué, mais l’association Mawjoudin («Nous existons»), dont il est cofondateur, fait partie depuis 2014 des principales organisations tunisiennes qui défendent les libertés individuelles et les droits des minorités sexuelles.

De nombreuses personnes queers sont victimes de discrimination et de harcèlement au quotidien, que ce soit dans leur famille, dans la rue ou au travail. Le degré de liberté dont elles disposent varie fortement d’un individu à l’autre. Il dépend aussi de l’environnement familial, du milieu social et de la région.

Un débat public hésitant

Alors que les droits des minorités étaient soigneusement ignorés pendant la longue dictature de Zine el-Abidine Ben Ali, les dix dernières années ont peu à peu vu éclore un débat à ce sujet, parallèlement à la mise en place d’ONG et de structures d’aide. Ainsi, on trouve désormais dans plusieurs villes des «points anti-discrimination», chargés de documenter les cas de discrimination vis-à-vis des groupes de minorités les plus divers.

Sur le plan juridique, rien n’a changé pour les LGBTQI depuis 2011: l’homosexualité est interdite, passible d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans. La base légale est l’article 230 du Code pénal tunisien, héritage de l’époque du protectorat français. Les condamnations ne sont pas rares. Cette législation prive, en outre, le pays de statistiques fiables sur les violences homophobes: peu de personnes osent les dénoncer, de peur d’attirer l’attention de la police et de la justice.

Un jugement à la portée symbolique

Mi-octobre 2020, un tribunal du sud de la Tunisie a pour la première fois autorisé un citoyen à modifier son nom de famille en raison de sa connotation raciste. Hamden Atig Dali, qui avait déposé une action en justice, obtient ainsi le droit de supprimer l’élément «Atig» de son patronyme. «Atig», qui équivaut à «libéré par», révèle que les ancêtres de la famille Dali étaient esclaves avant que la Tunisie n’interdise l’esclavage en 1846. Sur l’île de Djerba, au sud du pays, un certain nombre de familles noires tunisiennes portent des noms comprenant cet élément. «L’héritage le plus précieux que je transmettrai à ma descendance, c’est d’avoir effacé cette partie de son nom.» C’est par ces mots que l’homme de 81 ans a salué le jugement, comme le rapporte son fils Karim. En 2018, la Tunisie était le premier pays arabe à se doter d’une loi contre la discrimination raciale.

Des investisseurs internationaux frileux

Depuis les soulèvements populaires de 2011, la Tunisie a certes connu un certain nombre de changements politiques et sociaux. Mais la situation économique ne s’est pas améliorée. Il y a dix ans, les manifestants revendiquaient «travail, liberté et dignité». Pour une large part de la population, la révolution n’a rien changé. Puis, est survenue la pandémie de Covid-19 alors que le tourisme commençait tout juste à se remettre de plusieurs attentats perpétrés en 2015 et de la faillite de Thomas Cook en 2019. Même l’exploitation du phosphate, industrie phare autrefois, est dans le rouge depuis longtemps.

Quant aux investisseurs internationaux, ils se font désirer, redoutant une bureaucratie envahissante et l’absence de sécurité juridique. Au deuxième trimestre 2020, le taux de chômage atteignait quelque 18%, et même nettement plus chez les jeunes universitaires (28%). Les chercheurs estiment qu’environ la moitié du produit intérieur brut tunisien est générée par le secteur informel. Les chiffres officiels ne sont donc que partiellement exploitables.

De jeunes diplômés universitaires tunisiens, touchés par le chômage, discutent dans la vieille ville de Tunis. © Navia/VU/laif
De jeunes diplômés universitaires tunisiens, touchés par le chômage, discutent dans la vieille ville de Tunis. © Navia/VU/laif

Outre les minorités sexuelles, les membres de la population tunisienne noire ainsi que les migrants des pays situés au sud du Sahara sont les principales victimes de discrimination. Les communautés de migrants, établies surtout dans les grandes villes côtières telles que Tunis, Sfax ou, plus au sud, Zarzis et Médenine, comptent de nombreux étudiants d’Afrique occidentale francophone, mais aussi des aides ménagères, essentiellement originaires de Côte d’Ivoire, ainsi que des réfugiés, arrivés en Tunisie via le Sahara et la Libye.

Ces derniers en particulier vivent souvent dans des conditions très précaires. La Tunisie ne dispose pas de loi sur l’asile et, sans statut de séjour clair, ils ne peuvent travailler que dans le secteur informel. Chiffrer le nombre de migrants n’est pas une mince affaire. Les sources officielles parlent de 53'000 individus, dont 12'000 venus d’États africains. En 2018, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estimait à quelque 75'000 le nombre de personnes en situation irrégulière en Tunisie.

Des start-up florissantes

Laurent Paul Nyobe a quitté le Cameroun en 2013 pour étudier en Tunisie. À Sfax, une ville industrielle de la côte est, il pilote l’incubateur Kufanya («mettre la main à la pâte», en swahili), qui parraine notamment des projets de migrants. Les programmes de soutien aux jeunes entrepreneurs ne s’adressent en règle générale qu’aux Tunisiens. «Les projets que nous encourageons ont bien plus d’impact que tous les programmes classiques d’aide aux migrants. Bien sûr, vous pouvez offrir une aide humanitaire et distribuer des tickets repas, mais, tant que les migrants seront privés de revenus réguliers, ils seront condamnés à quémander.»

Deux générations de jeunes entrepreneurs ont déjà bénéficié de ce programme de mentorat. Tous ceux qui ont effectivement pu mettre en œuvre leur idée font la fierté de Laurent Paul Nyobe. Amonak, de Jean Philippe Kokora, se détache cependant du lot. Cet informaticien ivoirien qui étudie à Tunis a été le premier jeune entrepreneur d’Afrique subsaharienne à obtenir le label que le ministère des Technologies de la communication délivre à des start-up depuis deux ans. Grâce à ce label, les entreprises bénéficient, entre autres, d’allègements fiscaux et de conditions d’investissement avantageuses. Pour ce projet, tout à la fois réseau social et plateforme e-commerce, le label n’est pas «une fin en soi, mais une nouvelle porte qui s’ouvre», précise Jean Philippe Kokora avec fierté.

Selon Laurent Paul Nyobe, ces projets ne font pas d’ombre aux entreprises tunisiennes. D’une part, parce que, pour beaucoup, ils s’adressent spécifiquement à des groupes de migrants. D’autre part, parce qu’ils «permettent aux entrepreneurs de payer leur loyer, de consommer local et d’apporter ainsi leur contribution à l’économie de la région dans laquelle ils vivent». L’intégration économique est, avec l’éducation et la formation, le moyen le plus efficace de lutter contre le racisme et les discriminations, estime le Camerounais. Le regard des autochtones change: en tant qu’entrepreneur, il est respecté puisqu’il contribue au développement du pays.

Partir ou rester?

Il n’en reste pas moins que la crise du Covid-19 et l’effondrement de l’économie ont laissé des séquelles. Au sein des minorités, nombreux sont ceux qui, connaissant déjà des conditions de vie précaires, ont perdu tout moyen de subsistance. Les personnes queers et les travailleuses du sexe ont fortement pâti des mesures strictes destinées à enrayer la pandémie, souligne Weema Askari, responsable de projet chez Mawjoudin. Plusieurs membres de l’association ont non seulement perdu leur emploi, mais ont aussi été expulsés par leurs propriétaires, sous de sombres prétextes. «On a observé une véritable vague de haine sur Internet. Pendant le confinement, les gens n’avaient visiblement rien de mieux à faire que de surfer à longueur de journée. Au cours des derniers mois, nous avons eu beaucoup de cas de mobbing et de personnes forcées à faire leur coming out.»

La crise du Covid-19 a également plongé de nombreux migrants dans le désespoir. Eux aussi se retrouvaient sans salaire, sans toit. «Alors qu’auparavant ils s’en sortaient à peu près avec 20 dinars (6,50 francs suisses) par jour, ils n’avaient tout à coup plus rien», relève Laurent Paul Nyobe qui, avec des volontaires, fournit une aide alimentaire. Ces derniers mois, un millier de personnes a ainsi pu s’approvisionner en denrées de base. Ils sont nombreux à venir régulièrement, d’autres n’ont jamais été revus. «Cette année, beaucoup ont embarqué vers l’Europe. On recensait peut-être un drame par an ces dernières années. En 2020, il y en a eu quatre.» Parmi les victimes de ces traversées, des femmes et des enfants.

Pourtant, Laurent Paul Nyobe refuse de perdre espoir. Contrairement à de nombreux jeunes qui habitent le pays, c’est ici qu’il voit son avenir. Selon lui, la Tunisie est particulièrement dynamique. Elle offre un espace et des possibilités pour des idées nouvelles. Le prochain point sur sa liste: des services de microfinance pour soutenir les projets de migrants.

Sarah Mersch est correspondante indépendante en Tunisie. Elle traite de sujets politiques, sociétaux et culturels.

La Tunisie en bref

Nom

République tunisienne

Régime politique
Démocratie semi-présidentielle

Superficie
163'610 km²

Population
11,7 millions (estimation janvier 2020)

Capitale
Tunis

Ethnies
Liée à l’histoire du pays, la composition ethnique de la Tunisie est complexe: les Berbères côtoient une population aux ancêtres arabes, andalous, turcs, italiens, maltais ou d’Afrique subsaharienne.

Langues
La langue officielle est l’arabe. Au quotidien, la population parle un dialecte arabe tunisien. Dans certaines régions, surtout dans le sud du pays, les personnes âgées s’expriment encore dans les langues berbères.

Religions
Quelque 95% de la population est musulmane. Sur l’île de Djerba, les habitants sont majoritairement ibadites. Il existe, par ailleurs, de petites communautés juives et chrétiennes.

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