Le magazine de la DDC sur
le développement et la coopération
DEZA
Texte: Christian ZeierEdition: 04/2020

Karima Bennoune est rapporteuse spéciale des Nations Unies dans le domaine des droits culturels. Dans cet entretien, elle s’exprime sur l’importance de la culture et de l’art pour la coopération au développement et la lutte contre l’extrémisme.

Soyons provocateurs: pour une société, l’art et la culture ne sont-ils pas un luxe?

Absolument pas. La culture et l’art présentent une grande valeur intrinsèque. Tous deux touchent à l’essence de ce qui nous caractérise en tant qu’êtres humains: l’image que nous avons de nous-mêmes et notre compréhension du monde. Ils ont aussi une valeur instrumentale: ils peuvent aider à renforcer d’autres droits humains tels que le droit à l’éducation ou le droit à la liberté d’expression.

Les droits culturels sont-ils dès lors appréciés à leur juste valeur?

Malheureusement non. Bien trop souvent, on les traite comme des droits secondaires ou subsidiaires alors qu’ils sont mentionnés au même titre que les autres dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Partout dans le monde, le financement du secteur de la culture est insuffisant et les défenseurs des droits culturels souvent trop peu visibles. C’est pourquoi il est si important que l’objectif fixé par l’Unesco, 1% des dépenses pour la culture, soit atteint.

Qu’appelle-t-on droits culturels?

Selon l’ONU, les droits culturels protègent «les droits de chacun, individuellement et collectivement, ainsi que les droits de groupes de personnes, de développer et d’exprimer leur humanité, leur vision du monde et la signification qu’ils donnent à leur existence et à leur épanouissement par l’intermédiaire, entre autres, de valeurs, de croyances, de convictions, de langues, de connaissances, de l’expression artistique, des institutions et des modes de vie». En outre, les droits culturels protègent «l’accès aux ressources et aux patrimoines culturels qui rendent possibles ces processus d’identification et de développement».

www.ohchr.org (Droits culturels)

Pourquoi ce traitement inégal?

Il faut sans doute revenir ici à votre première question: l’art et la culture sont perçus comme moins fondamentaux que d’autres droits. Pourtant, j’ai déjà parlé avec des personnes en situation de fragilité extrême, pour lesquelles l’art et la culture étaient source de vie, de capacité à résister.

Pouvez-vous nous donner un exemple?

Avant de devenir rapporteuse spéciale, j’ai eu l’occasion d’interviewer un dramaturge somalien, qui dirigeait aussi un orchestre. Il m’a raconté sa fuite, dans les années 1990, et le camp de réfugiés au Kenya où il a continué à faire vivre art et culture. C’était ce qui le reliait à son pays et incarnait pour lui la possibilité d’un avenir meilleur. Ses pièces radiophoniques lui ont valu des menaces de mort, mais il a tenu bon: l’art n’était pas une simple option pour lui. Il lui redonnait espoir. À ce titre, il était presque aussi important que la nourriture distribuée.

Quel rôle jouent les droits culturels dans la coopération au développement?

À mon sens, un développement durable doit être global. La culture étant indissociable de notre expérience d’être humain, un concept de développement qui ferait abstraction d’art et de la culture me paraît quasi impensable. Pourquoi une personne confrontée à des défis existentiels tels que la faim et le chômage n’aurait-elle pas droit à l’art et à la culture, comme tous les autres êtres humains?

Peut-on réellement définir l’art et la culture de manière claire?

Nous avons choisi une définition globale. Elle intègre ce qu’on aurait appelé autrefois culture d’élite et culture populaire, mais aussi tout un éventail de pratiques culturelles et artistiques, de langues, de visions du monde, de traditions et d’héritages culturels. Face à cette diversité, il fallait bien sûr définir des priorités stratégiques: la discrimination ou l’égalité d’accès à la vie culturelle, par exemple.

«l’art n’était pas une simple option pour lui. Il lui redonnait espoir. À ce titre, il était presque aussi important que la nourriture distribuée.»

Quels sont, selon vous, les plus grands défis dans le domaine des droits culturels?

Je pourrais en citer mille, mais la plus lourde menace, à proprement parler, c’est le changement climatique. Prenez les atolls des Tuvalu, dans l’océan Pacifique. Il y a là-bas une bibliothèque juste sur la rive, qui contient des documents d’une importance capitale pour la culture et l’histoire du pays. Le bibliothécaire en chef réfléchit désespérément au moyen de réagir à la montée des eaux. Pour moi, c’est clair: nous devons à tout prix analyser les conséquences négatives du réchauffement planétaire sur la culture et les droits culturels. Et nous devons nous demander comment culture et savoirs traditionnels peuvent nous aider à faire face au changement climatique, dans le respect des droits humains.

Jusqu’à présent, le fait d’être rapporteuse spéciale vous rend-il optimiste ou plutôt pessimiste?

Il y a toutes sortes de raisons d’être pessimiste. Pensez à tous ces défenseurs des droits culturels en prison, à tous ces artistes en danger, forcés à fuir ou tués. Mais il y a aussi de nombreux points encourageants. Le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a relevé l’an dernier que de plus en plus de personnes dans le monde défendaient les droits culturels et reconnaissaient leur importance pour le maintien de notre diversité. J’étais ravie. C’était comme si les droits culturels étaient enfin reconnus à leur juste valeur.

À titre personnel, vous avez écrit Your Fatwa Does Not Apply Here (Votre fatwa ne s’applique pas ici), un livre sur l’extrémisme et le fondamentalisme. La culture peut-elle aussi faire partie de la lutte contre l’extrémisme?

Absolument. J’étais surprise de constater à quel point ceux qui œuvrent contre l’extrémisme étaient actifs dans le secteur culturel. L’art et la culture sont un moyen fabuleux de contrer les récits extrémistes et fondamentalistes. Ils offrent toute une variété de formes d’expression, d’alternatives pour les jeunes, un espace pour exprimer des doléances de manière positive. L’exact opposé des visions fondamentalistes et extrémistes. On entend souvent: «Ah, nous ne pouvons pas financer l’art et la culture; nous devons d’abord lutter contre l’extrémisme.» Pour moi, ces deux aspects sont indissociables.

KARIMA BENNOUNE a été nommée rapporteuse spéciale des Nations Unies dans le domaine des droits culturels en 2015. Elle a grandi en Algérie et aux États-Unis et est, entre autres, professeure de droit à l’Université de Californie (Davis School of Law). Depuis plus de vingt ans, Karima Bennoune sillonne le globe pour des missions sur le terrain en tant que chercheuse en droits humains et observatrice dans le cadre d’élections. En 2014, elle a reçu le prix Dayton de littérature pour la paix qui récompense son livreYour Fatwa Does Not Apply Here (Votre fatwa ne s’applique pas ici). Basé sur quelque 300 entretiens avec des ressortissants de 30 pays, l’ouvrage retrace le parcours de personnes d’origine musulmane qui s’opposent à l’extrémisme.

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